CHAPITRE III
Bassett arriva à huit heures précises et nous trouva buvant du café. Maman lui en offrit une tasse, qu’il accepta. Il n’avait guère l’aspect d’un détective. Il n’était pas grand, avait les cheveux roux et des taches de rousseur ; des lunettes d’écaille recouvraient des yeux pâles, au regard fatigué.
Mais il se montra gentil, amical. Il ne ressemblait en rien à l’idée qu’on se fait d’un flic. Au lieu de m’asséner un tas de questions, il se borna à me demander ce qu’il m’était arrivé et m’écouta ensuite. Je lui dis tout, depuis le moment où j’avais frappé à la porte de mes parents sans recevoir de réponse de papa. Mais je ne précisai pas que maman était habillée, et qu’elle n’avait ôté que ses chaussures ; ça n’avait aucun rapport avec le drame et ne regardait pas Bassett, Peu importait maintenant de savoir où elle avait été.
Il ne dit rien lorsque j’eus terminé, se bornant à boire son café. Le téléphone sonna, je me rendis dans le living-room pour répondre. C’était l’oncle Ambroise, qui avait trouvé une chambre à l’hôtel Wacker, dans North Clark Street, près de chez nous.
— Parfait, dis-je. Pourquoi ne venez-vous pas tout de suite ? Mr. Bassett, le détective, est ici.
— Entendu, j’arrive.
Je revins dans la cuisine et leur dit la nouvelle.
— Il a un stand dans une foire ? demanda Bassett.
— Oui, et c’est un chic type. Mr. Bassett, puis-je vous poser une question ?
— Vas-y, mon garçon.
— Quelle chance a la police – quelles chances avez-vous de pincer l’assassin ? Elles sont minces, hein ?
— Plutôt, nous n’avons presque pas d’indices. Un voyou qui fait un coup de ce genre risque gros, car les voitures de police font des virées fréquentes dans le quartier en question, fouillent les ruelles avec leurs projecteurs. Il doit éviter le policeman qui fait sa ronde. Ou encore sa victime peut opposer de la résistance, maîtriser l’agresseur.
« Mais une fois le coup réussi, il est à peu près tranquille. Il n’a qu’à se taire, et nous n’avons plus qu’une chance sur mille, sur dix mille peut-être de l’arrêter.
— Cette chance unique, dans le cas présent, quelle serait-elle ?
— Peut-être une montre volée à la victime, que nous retrouverons chez un prêteur et qui nous permettrait de remonter à la source.
— La montre de papa est chez l’horloger, il l’avait donnée à réparer.
— Autre chose, alors. Votre père a pu être suivi. Supposons qu’il ait dépensé de l’argent avec excès, dans quelque taverne ; à son départ, quelqu’un sort et lui emboîte le pas. Le fait a pu être remarqué, on peut connaître cet individu. Tu comprends ?
Je fis un signe d’assentiment.
— Vous savez où il a été, hier soir ?
— Oui. Il est entré dans deux tavernes de Clark Street, au moins, peut-être dans plus, et il a bu deux bocks dans chacune. Seul. Puis nous avons découvert le dernier bistrot où il est allé : une boite de Chicago Avenue. Là aussi, il était seul, et personne n’est sorti après lui.
— Comment savez-vous qu’il n’est pas allé ailleurs.
— Parce qu’il a acheté des bouteilles de bière, dans ce bistrot, avec l’intention évidente de les rapporter chez lui. En outre, il était une heure environ et on découvrit son cadavre à deux heures, à mi-chemin de Chicago Avenue et de son domicile. Et il n’y a guère que deux bistrots sur le chemin du retour ; nous les avons visités. Votre père a pu s’y arrêter, mais étant donné les bouteilles de bière et l’heure avancée, c’est peu probable.
— Où l’a-t-on trouvé ?
— Dans une ruelle entre Orléans et Franklin Avenue.
— Alors il a dû prendre la ruelle pour gagner Franklin Avenue. Quelle idée de prendre ce chemin, dans un quartier pareil !
— Deux explications sont possibles. Il avait bu beaucoup de bière, et un homme en état d’ébriété peut commettre une imprudence. L’autre explication ? Qu’il n’a pas pris ce raccourci, dont la nécessité ne s’imposait pas. L’agresseur a pu l’assaillir à la hauteur de cette ruelle, et l’entraîner dans la ruelle pour lui faire son affaire. Ces rues-là sont très désertes au petit matin, il y a eu déjà pas mal d’histoires dans ce coin-là.
J’acquiesçai. Ce Bassett n’était pas sot et l’une ou l’autre explication me parurent plausibles.
La sonnette retentit : c’était l’oncle Ambroise. Maman alla ouvrir. Je les entendis échanger quelques paroles et ils paraissaient en très bons termes lorsqu’ils entrèrent dans la cuisine. Maman versa une nouvelle tasse de café.
Bassett et mon oncle parurent sympathiser. Le détective posa quelques questions, ne demanda pas si j’étais allé à Janesville, mais s’enquit, très négligemment, du train qui m’y avait mené : des petits détails qui devraient concorder avec ce que je lui avais raconté et qui lui permettraient de vérifier mon récit.
Pas bête, le détective. Mais il y eut mieux.
L’oncle Ambroise posa quelques questions au sujet de l’enquête en cours. Bassett répondit aux deux premières, puis il dit, avec un demi-sourire :
— Demandez au gosse. Je lui ai tout raconté. Vous comptez collaborer, tous deux : je vous souhaite bonne chance.
Mon oncle me lança un coup d’œil, et je profitai de ce que Bassett ne me regardait pas pour répondre par une muette dénégation, pour l’assurer que je n’avais rien dit au détective. Un malin, celui-là ! Comment avait-il deviné ?
Gardie arriva et fut présentée à nouveau à l’oncle Ambroise. Maman l’avait envoyée au cinéma.
Mon oncle la traita comme une gosse, lui tapota les cheveux et Gardie n’aime pas cela. Elle ne tarda pas à nous quitter.
Maman voulait faire du café frais, mais l’oncle Ambroise proposa de descendre et d’aller prendre un verre ailleurs. Bassett accepta, maman déclara qu’elle préférait rester. Je me découvris une soif subite, afin de ne pas être laissé en arrière.
Nous nous rendîmes dans un bar tranquille de Grande Avenue, recommandé par Bassett. Aussitôt attablés, le détective nous quitta pour aller téléphoner.
— Il est sympathique, dis-je.
Mon oncle hocha lentement la tête.
— Il n’est pas sot, pas honnête non plus, mais il n’est pas un salaud. Il est conforme à l’ordonnance du médecin.
— Quoi ! Pas honnête ? Comment le savez-vous ?
— Je le sens. Mon instinct ne m’a jamais trompé. Nous allons l’acheter, ce flic.
Mon oncle prit son portefeuille et en sortit un billet qu’il plia et garda dans sa main : un billet de cent dollars.
Je me sentis quelque peu épouvanté. Acheter Bassett ? Pourquoi ? Et s’il prenait mal cette tentative de corruption ?
Dès son retour, mon oncle dit :
— Écoutez, Bassett, je sais que votre tâche ne sera pas facile. Mais Wally était mon frère et je veux que le type qui l’a descendu rôtisse sur la chaise électrique.
— Nous ferons de notre mieux.
— Bien sûr. Mais vos chefs ne vous laisseront pas vous éterniser sur cette affaire et vous ne l’ignorez pas. Je veux vous aider. Quelques dollars offerts à bon escient peuvent délier les langues. Vous savez ce que je veux dire.
— En effet, cela peut être utile.
Mon oncle tendit la main.
— Prenez ce billet, vous aurez peut-être l’occasion de vous en servir. Ça restera entre nous.
Sans sourciller, Bassett empocha le billet.
Il n’en fut plus question.
Nous commandâmes une nouvelle tournée.
Derrière les lunettes d’écaille, les yeux du détective paraissaient encore plus fatigués. Il dit :
— J’ai dit la vérité au gosse. Nous ne savons presque rien. Deux arrêts dans Clark Street, d’une demi-heure, puis l’arrêt dans Chicago Avenue, où il acheta la bière. Il y a fort à parier qu’il ne s’est pas arrêté ailleurs, ensuite. C’est la dernière escale qui aurait dû nous apprendre quelque chose. Malheureusement, il n’en fut rien.
— Et le reste du temps ? demanda mon oncle.
Bassett haussa les épaules.
— Les buveurs sont de deux sortes : les uns restent au même endroit, pour consommer, les autres déambulent, comme Wallace Hunter, ce soir-là, en tout cas. Il est resté dehors quatre heures, et il ne s’est pas attardé plus d’une demi-heure dans les différents bars où il a bu. Mettons qu’il se soit arrêté dans six ou sept endroits.
— Il n’a bu que de la bière ?
— Surtout de la bière. Puis, dans Chicago Avenue, il a acheté des bouteilles. Kaufman – le propriétaire du bar – m’a dit qu’il avait l’air un peu soûl, mais rien de plus. Il ne titubait pas.
— Qui est ce Kaufman ?
— Un type régulier, je me suis renseigné. Il a reconnu votre père d’après une photographie. Du reste, vous le verrez à l’enquête, demain.
— Bon, dit mon oncle. Écoutez, vous ne me reconnaîtrez pas à l’enquête. Je tiens à passer inaperçu, d’autant plus qu’on n’aura pas besoin de mon témoignage.
Les paupières de Bassett se soulevèrent légèrement.
— Vous avez une idée ?
— Peut-être, dit mon oncle.
Ces deux-là avaient l’air de se comprendre et parler un langage d’initiés, auquel je ne participais pas. Peu m’importait, du reste.
— En tout cas, dit Bassett, inutile de chercher du côté d’une assurance, il n’en avait pas.
Ça, c’était clair.
— Maman n’a pas fait le coup, dis-je.
Bassett me regarda et il me sembla que je l’appréciais moins, maintenant.
— Le gosse a raison, dit mon oncle. Madge est…
Il s’interrompit.
— …Elle n’aurait pas tué Wally.
— On ne sait jamais, avec les femmes. Je me rappelle des affaires…
— Sûr, mais Madge ne l’a pas tué. Admettons qu’elle soit capable de lui donner un coup de couteau dans un moment de colère, qu’elle l’ait attendu chez elle : en tout état de cause, elle ne l’aurait pas suivi dans la rue pour l’assommer dans une ruelle. À propos, on l’a assommé… avec quoi ?
— Nous n’en savons rien. Un gourdin, un morceau de tuyau de plomb, une bouteille : n’importe quel objet contondant.
J’observai un cafard qui rampait sur le sol, près du bar. Un gros, qui avançait par saccades.
Un homme qui se trouvait au bar l’observait. Il s’avança et l’écrasa sous sa semelle.
— Je vais rentrer, disait Bassett. Ma femme est un peu souffrante. Je vous verrai demain à l’enquête.
— Entendu, dit mon oncle. Mais nous ne pourrons causer. Voulez-vous que nous nous retrouvions ici, ensuite ?
— D’accord. Au revoir.
Il nous quitta, là-dessus. Je songeai que cent dollars, c’est beaucoup d’argent. Je me sentis heureux d’avoir une situation où l’on n’avait aucune raison de m’offrir cent dollars pour faire quelque chose que je ne devrais pas faire.
En y réfléchissant, Bassett avait bien accepté de l’argent, mais pas pour agir malhonnêtement : simplement pour être de connivence avec nous, pour nous renseigner sur ce qui se passait. Soit, mais il n’aurait pas dû prendre l’argent. D’autre part, sa femme était malade.
Au fait, mon oncle l’ignorait. Mais il avait compris que le détective empocherait les cent dollars.
— Un bon placement, fit mon oncle.
— Possible, répondis-je. Mais comment savez-vous qu’il sera régulier ? Il peut ne rien vous donner, en échange de cet argent.
— J’ai l’impression que je toucherai des dividendes. Que dirais-tu si nous allions faire la tournée des bistrots où ton père est entré ?
— Je veux bien. Je sens que je ne pourrai pas dormir et il n’est que onze heures.
Il me toisa du regard.
— Tu peux passer pour avoir vingt et un ans. Si on te pose des questions, je suis ton père, d’ailleurs nos papiers d’identité portent le même nom. Mais nous ne tenons pas à donner des précisions.
— Vous voulez dire que nous ne tenons pas à ce qu’ils sachent qui nous sommes ?
— Oui. Dans chaque bistrot, nous commanderons chacun une bière. Je bois mon bock rapidement, tu sirotes le tien. Puis nous échangeons nos verres. Tu piges ?
— Un peu de bière ne me fera pas de mal. J’ai dix-huit ans, que diable !
— Et tu n’en boiras qu’un peu. Nous échangerons nos verres.
Inutile de discuter : j’acquiesçai, d’un signe de tête. D’autant qu’il avait raison.
Nous partîmes en direction de Clark Street et nous arrêtâmes au coin d’Ontario.
— Il a dû partir d’ici, dis-je, et se diriger vers le nord.
Je me tenais là, regardant devant moi dans l’avenue, m’attendant presque à le voir.
C’était absurde. Il est étendu sur une dalle, chez Heiden. On l’a vidé de son sang et rempli d’un fluide d’embaumement, sans perdre de temps, parce qu’il fait très chaud. Papa, qui n’est plus papa…
— Le « Baril de Bière » et le « Jockey », ce sont ces deux boites-là, n’est-ce pas ?
— Je crois que Bassett les a mentionnées, je n’écoutais pas, je ne suis pas sûr…
— Tu n’écoutais pas ?
— J’observais un cafard.
Il ne fit pas de commentaires. Nous nous mimes à marcher. On compte trois ou quatre bars par pâtés de maisons, dans ce quartier : le Broadway du pauvre.
Nous trouvâmes le « Jockey » près de Huron. Nous entrâmes et prîmes place devant le bar. Le patron ne nous regarda même pas.
Quelques hommes consommaient des boissons variées. Pas de femmes. Attablé dans le fond de la pièce, un soûlaud cuvait son vin. Nous prîmes chacun une bière, l’oncle Ambroise buvant presque toute la mienne.
Nous agîmes de même au « Baril de Bière », sur l’autre trottoir, près de Chicago Avenue. Même genre, même atmosphère, mais un peu plus de monde et deux barmen au lieu d’un. Au bar, nous nous trouvâmes isolés, ce qui nous permit de parler librement.
— N’allez-vous pas essayer de les faire parler ? De découvrir ce que papa faisait, ou quoi ?
Il secoua la tête.
— Il s’agit bien de découvrir ce qu’il faisait, ce qu’il cherchait… Attends, tu vas comprendre.
Nous sortîmes et revînmes sur nos pas, pour entrer dans un autre établissement, où je saisis le sens des paroles de mon oncle. Ici l’atmosphère était différente. De la musique – si l’on pouvait dire – des femmes, presque autant que d’hommes ; les unes jeunes, les autres moins, presque toutes soûles. Quelques prostituées.
Nous commandâmes des bocks et je me sentis heureux de penser que papa n’était pas venu ici. Il était sorti pour boire, voilà tout.
Nous repartîmes ensuite pour Chicago Avenue, dépassâmes le poste de police. La Salle Street et Wells Street. Il avait pu tourner vers le sud, ici. Vers minuit et demie…
Hier soir, songeai-je, vers la même heure…
À Franklin Avenue, nous fûmes assourdis par le bruit d’une rame du métro aérien, passant en trombe au-dessus de nos têtes. Nous continuâmes jusqu’au coin de Orléans Street. Tout près, dans Chicago Avenue, une enseigne portait le nom de « Bière Topaze », ce devait être la boîte de Kaufman, car il n’y avait pas d’autre taverne dans ce pâté de maisons.
La dernière station de papa.
— Nous y allons ? demandai-je.
Mais mon oncle fit un signe négatif. Nous restâmes là cinq minutes au moins, sans rien dire. Je ne lui demandai même pas d’explication. Puis, il dit :
— Eh bien, petit ?
— Bien sûr, répondis-je.
Nous prîmes Orléans Street. Nous y allions, maintenant. Nous allions voir la ruelle.